L’Appel des 70 : pour un avenir de l’édition physique par Nicolas Saada

Publié le 10 août 2020 à 17h32

Regardez ces dix images. Ce sont dix plans, au hasard, tirés de films que j’admire.

Ces plans, j’y penserai peut-être en préparant une scène, en réfléchissant à une histoire ; ou à un scénario. Je sais très bien d’où viennent ces plans. Et si j’ai besoin un jour de revoir ces scènes, je le ferai sur un support physique, en l’occurrence un dvd ou un Blu-Ray. J’en aurais besoin pour arrêter l’image, la photographier ou la « capturer ».

Je pourrais certes les chercher ailleurs, mais ce ne sera pas la même chose : revoir un film sur un support physique, pour un plan, une image dont on a besoin, c’est un peu comme aller chercher un livre dans lequel on a marqué une page ou fait une note. J’ai un besoin physique de retrouver le film, de le tenir entre mes mains, de savoir qu’il existe.

Même si je ne rechigne pas à regarder un film « en ligne », j’aurai toujours envie de me dire qu’il est à ma portée physiquement, et pas seulement pour moi. Et j’aime entendre ma fille demander « Où sont rangés les Kubrick? ». Ça signifie simplement, qu’ils sont là, indépendamment de la bande passante d’Internet, ou d’une possible panne du réseau de mon fournisseur d’accès.

L’existence de la vidéo physique/tangible n’est pas simplement une question économique pour les éditeurs. Elle est aussi une question pour tous les spectateurs. Récemment Paul Schrader racontait que pour beaucoup de gens, quand un film n’était pas disponible immédiatement sur Internet, cela signifiait donc qu’il n’existait pas. Heureusement, sa disponibilité sur un support tangible l’empêchera souvent de disparaître des radars.

La vidéo physique c’est donc plus qu’un dvd dans une pochette plus ou moins jolie, c’est une preuve, une trace aussi précieuse qu’une copie 16mm il y a quarante ans. Aujourd’hui, sans le dvd ou le Blu-ray, certains films ne pourraient plus circuler en dehors de festivals. Ils ne seront pas forcément achetés par les télévisions, et ne représenteront pas un enjeu suffisamment important pour des plateformes. Ce n’est pas demain que je pourrais librement accéder sur un service de vidéo en ligne au travail de Jonas Mekas ou de Fred Wiseman. Quelquefois, un dvd est tout ce qui reste d’un film disparu à cause de l’indifférence de ses ayants droits.

Ainsi, l’engagement des éditeurs permet de faire exister ces œuvres leur assurer une forme de légitimité, une place dans l’histoire du cinéma. Tous mes films sont disponibles en dvd, à l’exception de la série que j’ai tourné pour ARTE l’année dernière : pour moi, c’est un manque.

Récemment, je parlais à quelqu’un d’un grand film hollywoodien des années quarante. Il m’a demandé si, « J’avais un lien. » Non, je n’en avais pas. Mais ce film sublime, on le trouve en dvd : il suffit de le chercher.

Le grand problème avec le bien culturel, c’est qu’on passe pour moralisateur quand on estime qu’il a une valeur comparable à celle d’autres produits de consommation courante. L’avenir de la salle de cinéma est incertain depuis quelques mois. Celui de la vidéo physique ne l’est pas moins.

Comme je le disais au début de ce texte, je mentirais en affirmant ne jamais revoir des films classiques sur des plateformes. Mais leur présence sera fugitive, soumise aux aléas des ayants droits et des programmateurs. Avec un dvd ou un Blu-ray, je garde ma liberté de programmer et de regarder un film que j’aime ou que je veux découvrir, indépendamment du flux anarchique des images.

Aujourd’hui, on entend ici et là, des voix nous alerter de la disparition de l’accès aux films de certain(e)s cinéastes du passé. Mais rien n’est irréversible. Pourtant, plus on se désintéressera du travail colossal des éditeurs et éditrices de vidéo physique, plus on prendra le risque de voir disparaître des pans entiers de notre mémoire. Sans guide, sans repères, sans passeurs, les films seront perdus dans les limbes. C’est évidemment une hypothèse
acceptable pour une majorité de gens.

Mais qu’on ne vienne pas des années après faire des procès en « oubli » à ceux que nous n’aurons pas soutenu à temps et qui n’auront plus les moyens d’éditer Ozu, Tarkovski ou Buñuel.

Nicolas Saada, réalisateur et scénariste